Deleted scene.

Je suis retourné en Russie pour visiter les vestiges éparpillés de la mémoire de mon père.

Première exposition au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris

 

En fait, je ne sais pratiquement rien de lui. Il est mort avant que j’atteigne mes deux ans. Je n'ai pas de souvenirs personnels de lui. Presque rien de ce qui aurait pu rappeler son existence n’a survécu. Il y avait juste son appareil photo. Quand j'avais neuf ans, je l'ai trouvé dans l'armoire où ma mère l’avait gardé en sécurité pendant des années. Je l'ai démonté jusqu’ à la dernière vis comme si je cherchais quelque chose cachée à l'intérieur. De mes propres mains inconscientes, j’ai détruit le dernier objet qui nous liait à mon père.

Il y a encore ses photos, qu’il avait prises et tirées lui-même. Mon père était un photographe amateur. Sur l'une de ces photos, je suis un bébé de cinq mois couché sur le ventre sur le lit de mes parents. Mes yeux sont fixés sur lui, le photographe. Mon père, qui n’a plus que treize mois à vivre.

Sa mort prématurée a fait de lui un personnage abstrait, une ombre aux portes du néant. Il a été presque oublié. Personne ne parlait plus de lui. Sa tombe a été abandonnée. Tout ce que je savais de lui tenait à quelques histoires que les gens qui l’ont connu m'ont racontées. Malgré tout, ces histoires dites et redites avec plus ou moins de précision selon le témoin ont entretenu un semblant de souvenir. Tout comme le folklore se transmet, répété et révisé de génération en génération.

Une de ces histoires implique le réalisateur japonais Akira Kurosawa. En 1974, il tournait son film oscarisé "Dersou Ouzala" aux abords de notre village. Mes parents et moi, un nouveau-né qui dormait dans les bras de sa mère, sommes passés en voiture devant le site du tournage et avons vu le célèbre cinéaste. À l’époque, très peu de Russes savaient qui était Kurosawa ou réalisaient l'exceptionnel de ce qui se passait. Mes parents ne se sont pas arrêtés longtemps, ils ont continué leur trajet.

Pour nous, mais nous ne l’avons compris que beaucoup plus tard, cette rencontre fortuite de la vie de notre famille avec un moment mémorable du cinéma mondial a représenté une charnière importante. Ce fut, dans la mémoire familiale, la dernière heure du temps où nous étions encore réunis et heureux.

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Deleted scene paru chez Kehrer Editions (maquette par Kummer & Herrman)

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